Oser des colères
Toute thématique s’aborde dans un contexte. Ce 17 novembre 2015, à Sidi Bou Saïd, la 3e édition des Rencontres Euromaghrébines organisée par l’Union Européenne en Tunisie, sous la houlette de son ambassadrice Laura Baeza, nous fait plancher sur Les frontières de l’impossible. L’UE ne pouvait choisir meilleur sujet pour une année 2015 dominée par le drame des migrants. Sauf que, à ce constat funeste, s’invitent d’autres fissures. Il s’agit des actes terroristes perpétrés ici ou là, au nom d’un certain esprit religieux avec une nébuleuse se revendiquant grossièrement de l’Islam.
Alors, impossible de plancher sur le sujet sans penser à Paris avec les attaques du 13 novembre au Bataclan, Stade de France et ailleurs. Mais aussi le carnage du 18 mars au Musée Bardo, à Carthage, où nous avons été déposer le 19 novembre, avec les étudiants, écrivains et le comité d’organisation une gerbe à la mémoire des 21 personnes tombées là alors qu’elles venaient observer et découvrir de l’art.
Voilà mon intervention complètement reprise. On m’accepte ce propos qui conduit aux frontières de la colère. J’oublie donc la communication prosaïquement préparée depuis Nouakchott, puisque, entre l’invitation reçue en septembre 2015 et l’évènement, trop de sang a coulé sous un flot de deuils et d’infinis chagrins. Le jour de mon départ de Tunisie, à Bamako au Mali, l’hôtel Radisson Blu subit une prise d’otages. Le geste coûtera la vie à 22 personnes. A l’hôtel Sidi Bou Saïd, on s’active pour savoir si les vols internationaux allaient être maintenus. Au final, les directions de Casablanca, chemin de mon transit vers Nouakchott, sont maintenues. Le détail est important : c’est le Maroc qui aurait mis la police française sur la présence du présumé cerveau des attaques, Salah Abdelsalam, en France et à l’assaut de Saint-Denis le 18 novembre visant à l’arrêter.
La série noire continue sous un macabre calendrier. Je le soulignais plus haut, nous avions déposé une gerbe au Musée Bardo. Mais nous étions loin d’imaginer que cet hommage aux innocentes personnes venues voir de l’art et qui repartiront en lambeaux sur des civières, allait être suivi à Carthage d’un autre drame. En effet le 24 novembre, soit 5 jours après notre passage, un bus de la garde présidentielle y explose avec 12 de ses hommes en service. De nouveau, un crime et du sang versé avec la même accusation !
A Paris, Bamako, Tunis et ailleurs, l’Islam n’a pas dit ça. Et les musulmans, de foi intègre, sont bien loin de tels actes. Alors, face aux frontières du chaos, se taire devient impossible. Sinon complice. Devant de telles ignominies, la parole doit se faire force contre les desseins lugubres. C’est peut-être cela aussi que l’on peut attendre d’un écrivain. Qu’il s’indigne. Que sa plume aille au fond de la mare fécale, quand les narines ne peuvent plus être pincées.
Convocation d’une vieille mission
L’écrivain a-t-il un pouvoir, une mission ? Vieux débat ! Me revient le propos de l’écrivain guinéen, Williams Sassine, qui disait qu’en Afrique un écrivain est un écrit vain. Transposer la boutade jusqu’à Sidi Bou Saïd ? J’ai presque honte de dire oui. Car, sous plusieurs cieux, des voix et des plumes se sont élevées (s’élèvent encore) pour dénoncer les dérives, qu’elles relèvent du religieux, de l’ethnique ou de guerres politiques. On a même vu des pétitions contre la fermeture de frontières et leurs corolaires de situations honteuses. Des condamnations contre des pogroms… Mais ces plumes alertes ne sont nullement écoutées, sinon assez fébrilement. Point de défaitisme, pour autant, même s’il faudra nuancer. Car, au service d’extrémistes et de dictateurs écrivent de brillants intellectuels, des écrivains qui mettent leurs talents au service d’ignobles idées et stratégies. Les idéologies terroristes sont produites et soutenues par de grands érudits aux plumes irréprochables. Et des éditeurs ayant pignon sur rue en assurent la diffusion à des prix défiant toute concurrence ! Autrement dit, l’extrémisme est dans le maillon du bas achat où il recrute.
Mais là, j’ai besoin de m’appesantir sur la « noble » mission de l’écrivain. Celui-là à qui j’ai envie de dire qu’il est plus qu’un écrivain, mais rien qu’un écrivain. Celui qui, par son armature, se donne à questionner, romancer ou dramatiser au besoin ce qui peuple son quotidien. Mon propos va donc à celui qui écrit pour alerter contre les extrémismes, les penchants néfastes.
Les eaux bougent, et voyager est un droit
Revenons à ce qui nous fend les cœurs : l’immigration. La ruse de la thématique, prodiguée par la très dynamique Laura Baeza. De quoi nous faire oser des colères. Puisque, depuis que la lune et le soleil régulent le temps, les êtres humains voyagent. Les raisons sont, bien entendu, diverses : certains fuient des régimes oppressifs, des zones de guerre, des famines, alors que d’autres vont à la quête d’une aspiration simplement meilleure, économique ou autre. Et voilà ce droit, naturel, foulé au pied du mépris.
Comme l’année 2013, celle de 2015 a connu de véritables saignées avec la perte d’innombrables vies en mer ou sur des arènes de protestations. Des feux couvent en plusieurs endroits. Et devant les étouffements et la paupérisation ambiante, l’exil s’impose à beaucoup. La petite île de deuil, celle de Lampedusa en Italie, n’est pas un cas isolé puisque désormais nombreux sont les points de départ. Et lorsqu’on échappe aux véreux passeurs, il arrive que les navires achèvent les rêves en eaux profondes. Au rythme où vont les choses, les frontières de l’impossible ne font qu’avilir la race humaine.
Face à de tels drames, on ne peut avoir que des nuits de colère, des insomnies acres et suicidaires. L’humain est partout blessé, humilié par son vis-à-vis qui lui oppose des frontières : que nul n’entre ici si ce n’est à ma demande ! Cette injonction absurde a fait de 2015 la pire année de naufrages. Connus ou dissimulés, les deuils sont multiples. Mais le risque ne dissuade aucunement les candidats au départ:
Vous ne verrez pas mon image
Une cale au fond de l’eau
Un pied perdu sur des dunes
Ma nuit est là
Au bras de la pirogue
A l’arrêt d’un bosquet
Moi, motte de terre
Je suis une feuille qui frémit
Frétille
J’offre au souffle des destins mes jours
Hâte de fuir cette terre
Nymphe de pauvretés et de nuits sombres
Crachat du monde
Souille du temps
Sur mon corps la honte de tous les miens
Alors
Du haut de cette terre, qui se dérobe de mes pas
Je défie le départ, nuit du linceul
Devant l’eau, je ne recule
Devant le feu, je ne tremble
Je brave l’océan
La police et ses corbillards
Mourir
Pas une honte pour la feuille vomie
Dites à ma mère, à mon père, à l’aimée
Que j’irai au bout de la frontière
Des deuils de la lâcheté[1]
C’est là un cri du désespoir de quelqu’un qui ne peut plus subir le regard des siens. De quelqu’un qui ne croit plus en son destin sur sa propre terre. Sans doute dégoûté par un régime en déliquescence politique ou une pauvreté qu’il ne peut supporter, étant soutien de famille. Alors, que les grilles et les barrières se construisent, rien n’y fera : on n’arrête pas la mer avec ses bras ! Que l’Europe décide de fermer ses frontières ne changera pas la donne. Au contraire, c’est sa part humaine, morale, qui sera mise à l’index. Puisque ce n’est pas la misère du monde qui s’affiche devant ses grilles, mais souvent une dette contractée avec d’anciennes colonies ou régimes soutenus par de nébuleuses officines du Nord.
L’immigration, qu’elle soit légale ou irrégulière avec son lot de risques au pied de frontières qu’on érige, est du même nœud que le terrorisme. Le refus de l’acceptation de l’Autre, dans sa foi comme dans sa pauvreté, engendre des frustrations qui poussent à des choix suicidaires. Même si rien ne peut justifier des actes barbares, il faudra se faire à l’idée que les courants extrémistes brandissent cela comme réponse à l’arrogance de l’Occident. Osons des piques de colère devant tous les extrêmes, puisque les frontières de l’impossible relèvent de la responsabilité de tous. Et ce qu’il faut, dans ces circonstances, c’est le courage d’être soi pour l’équilibre du monde !
[1] Poème extrait de La Saigne, recueil à paraître.