Chawki Amari · Algérie

05 Chouki Amari_DSC9089 C

Cette mer du milieu

Dans ce type de rencontres, c’est un peu comme dans la littérature : si l’on peut comprendre chaque mot de la phrase, on peut ne pas comprendre le sens de toute la phrase.

Thème des frontières de l’impossible. Qu’est-ce qu’une frontière et qu’est-ce que l’impossible ? Il y a autant de définitions en littérature que dans la réalité, dans les dictionnaires philosophiques ainsi que dans la vie de tous les jours.

Mais même si nous sommes dans ce charmant quartier de Sidi Bou Saïd, qu’il fait beau et que le soleil est à tout le monde, le contexte géopolitique est là, et je me sens obligé, en tant qu’auteur, journaliste, algérien, militant et citoyen du monde de politiser un peu le propos

De Tyr à Carthage, en passant par Athènes, Rome, Alger ou Marseille, on peut dire qu’Impossible n’est pas méditerranéen. Entre violences et douceurs, affrontements et cohésions, cette mer du milieu a forgé une partie de l’histoire mondiale, à une époque où les frontières n’étaient ni Nord-Sud ni Occident-Orient mais étaient centre contre périphérie, toutes banlieues confondues.

C’est ici même, à Tunis, que Rome a détruit Carthage au nom d’une logique d’empire et aujourd’hui encore et malgré les célébrations permanentes de la parole, du dialogue et de l’échange, la logique de l’empire prévaut toujours. Des pays, que beaucoup ont peur de nommer par leur nom, fabriquent, fomentent et organisent des guerres sur toute la planète, bombardant des pays, détruisant des cités plusieurs fois millénaires, tuant des populations civiles tout en s’alliant avec les nations les plus rétrogrades de la terre qui propagent les idéologies les plus inhumaines en osant se réclamer de l’islam, des nations elles-aussi identifiées mais tues au nom d’intérêts peu glorieux. Dans les drames qui en découlent, crises de migrants, replis identitaires, regains de terrorisme multiforme et affrontements sauvages avec toujours les civils au centre, la littérature peut-elle faire quelque chose ? Comme un pansement sur une plaie ou du paracétamol sur un mal de tête, elle peut combattre la douleur, forger la compassion, soutenir le deuil, définir le possible et tenter d’expliquer ce qui est explicable, mais son rôle s’arrête là.

Si la littérature n’est pas née dans la mer Méditerranée mais dans des fleuves d’eau plus douce, le Tigre, l’Euphrate et le Nil, il faut rendre hommage à cette mer qui réunit les plaques européennes, africaines et moyen-orientales, qui a su faire naviguer des mots et des phrases comme autant de produits circulant de ports en ports pour éclairer l’humanité. Cette humanité est-elle plus éclairée pour autant ? On le sait, l’histoire n’est pas linéaire et les dents de scie de son évolution peuvent entraîner les hommes très haut et les faire retomber très bas, y compris dans les pays les plus développés.

Comme le rappelait le professeur Kamel Ben Ouanes en introduction de cette rencontre, la communication n’est pas la communion et toute la difficulté est de trouver le mot juste, se voir en miroir de l’autre tout en regardant l’autre.

Au-delà de la naïveté qui veut qu’un écrivain est forcément bon, aime les gens, les enfants, protège les baleines blanches et suit généralement un régime végétarien, il est de notre devoir actuel de rappeler que chez les littérateurs, il y a de tout, du bon, de la brute et du truand, y compris des gens qui défendent la logique de l’empire, les massacres de masse et le droit à l’indifférence, pendant que de l’autre côté, on peut défendre même à travers la littérature, la logique de l’œil pour œil, de la dent pour mâchoire entière, du terrorisme et du meurtre de civils.

Si en littérature les frontières sont faites pour être dépassées, violées, enfoncées et reformulées à chaque instant, dans la vie, qui n’est pas de la littérature, mais a l’ambitieuse prétention de la transcender, il y a effectivement des frontières et des malentendus. Pour l’Europe, qui a connu des guerres entre nations, je comprends très bien qu’elle se méfie des nationalismes, sources de guerres, et des frontières, lieux de conflits. Mais pour l’Algérie, le pays d’où je viens, ou pour la Tunisie, le pays où l’on est, le nationalisme a libéré ces pays, il n’a donc aucune connotation négative, bien au contraire et les frontières sont parfois nécessaires : le cas de la destruction de la Libye, en partie par l’Europe, a engendré de profonds danger aux frontières, en Algérie, en Tunisie et en Égypte. Si en littérature on peut redessiner des frontières, imaginer le meilleur et avancer que toute valeur est transposable au moment précis où l’on décide qu’elle l’est, dans la réalité il faut s’en tenir aux frontières inviolables de la souveraineté nationale et du droit des peuples à choisir leurs dirigeants.

Car les derniers drames, en Égypte, à Beyrouth, Paris ou Tunis après ceux d’Alger, de Sousse et du Bardo sont là pour rappeler deux choses. Il n’y a pas de frontières et si l’un fait la guerre à l’autre d’un bout à l’autre de la planète ; alors toutes les guerres deviennent possibles et nul ne peut être à l’abri, y compris à l’intérieur d’un livre ou dans les frontières de sa propre littérature.

Ces derniers évènements doivent nous éclairer sur deux paradoxes. Il n’y a jamais autant de guerres contre le terrorisme depuis ces dernières décennies et, à l’inverse, jamais le terrorisme n’a été aussi fort. Toutes ces guerres pour la sécurité ont donné beaucoup plus d’insécurité. De la même façon, puisque nous tous qui sommes réunis ici sommes des écrivains, il n’y a jamais eu autant de livres publiés depuis des décennies et, à l’inverse, jamais la stupidité, l’aveuglement et le manque de vision n’ont été aussi forts.

L’émotion, moteur principal de la littérature, est nécessaire. La réflexion, qui devrait être le moteur principal de la définition des frontières et de ses débordements, est plus que nécessaire aujourd’hui. Mais elle devra être suivie par de l’action.

Bien sûr, il faudrait revenir à la littérature, ce moteur qui nous a réunis ici à Sidi Bou Saïd et se recentrer sur le thème, les frontières de l’impossible. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet mais je ne développerais que la partie qui me semble la plus importante. La frontière est celle de l’invisibilité, l’art étant de comprendre ce qui n’est pas, ce qui inaccessible, inaudible, impalpable, et de le transmettre en termes visibles. Puiser dans l’univers cette matière qui n’en est pas et en faire une purée d’atomes audible. Décrypter les sentiments, les pressentiments et tout ce qui n’est pas quantifiable pour faire de ces champs invisibles autant de terres à ensemencer, car ce sont des informations, même si elles sont incompréhensibles. Les astrophysiciens eux-mêmes avouent qu’on ne connait que 5% de l’univers, les 95 restants étant constitués de ce qu’ils appellent la matière noire, hypothèse en vogue pour expliquer ce qu’on ne peut pas expliquer, cette partie importante de l’existence qui échappe à toute analyse, mesure ou interaction. Un artiste, un écrivain dans notre cas, qui arriverait à transcrire 6% de l’univers serait un génie ; 8% un prophète. À 10%, il pourrait être considéré comme un Dieu.

Advertisement