Doris G. Eibl · Autriche

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À vol d’oiseau…

Pour me rendre à Tunis, j’ai passé – par voie aérienne – plusieurs frontières : d’abord, en direction nord, entre le Tyrol et la Bavière, c’est-à-dire entre l’Autriche et l’Allemagne, puis entre la Bavière et le Bade-Wurtemberg, le Bade-Wurtemberg et la Hesse. À l’aéroport de Francfort, j’ai fait demi-tour et, pour faire les 1682,63 km à vol d’oiseau entre Francfort et Tunis, j’ai, dans un premier temps, survolé les frontières qui séparent la Hesse du Bade-Wurtemberg, le Bade-Wurtemberg du canton de Thurgovie puis le Bade-Wurtemberg du canton de Schaffhouse – par le hublot et à l’œil nu, je n’ai pas pu en être sûre, tellement ces cantons sont petits ; en tout cas, la frontière entre le Bade-Wurtemberg et les cantons de Thurgovie ou de Schaffhouse est aussi celle qui sépare l’Allemagne et la Suisse. Par la suite, j’ai traversé les frontières entre les cantons de Thurgovie ou de Schaffhouse et le canton de Zurich, entre les cantons de Zurich et de Schwyz, de Schwyz et d’Uri, d’Uri et de Grison, de Grison et de Tessin, et enfin la frontière entre le canton de Tessin et la Lombardie, qui est aussi celle qui sépare la Suisse de l’Italie.

Au bout d’une heure de vol, j’ai enjambé, métaphoriquement parlant, bien entendu, d’abord les frontières entre la Lombardie et le Piémont, puis entre le Piémont et la Ligurie. J’ai traversé, l’avion ayant survolé la côte est de la Corse, un bout d’espace aérien français avant de réintégrer l’Italie par le ciel bleu de la Sardaigne, de passer la frontière entre l’Italie et la Tunisie, autrement dit celle qui sépare l’Europe de l’Afrique, et d’atterrir à l’aéroport de Tunis Carthage, étourdie par la traversée d’autant de frontières régionales et nationales et sous l’effet de ce que je venais de quitter, c’est-à-dire l’émotion, l’ambiguïté, l’incertitude, le chaos, voire la déraison des discours actuellement en vigueur.

Depuis ce moment décisif où, grâce à une photo, la crise migratoire est devenue une « réalité » européenne, un fait globalement « visible », et davantage encore depuis les attentats terroristes à Paris le 13 novembre 2015, ces discours mènent les consciences européennes, les élèvent ou les polluent et font éclore, à droite et à gauche, les convictions les plus généreuses, les plus inattendues, les plus curieuses, les plus radicales, les plus envenimées, les plus néfastes, les plus invraisemblables.

Deux heures et cinq minutes de vol entre les Twins Towers de la Deutsche Bank à Francfort et la symphonie cinématographique d’Un été à La Goulette de Férid Boughedir. Deux heures et cinq minutes de frontières, de différences culturelles, linguistiques, dialectales, confessionnelles, historiques, phantasmatiques, imaginaires. Au cours des siècles, les terres traversées à une hauteur de 12.000 m avaient bu le sang d’innombrables guerres, et je suis soudainement frappée de l’actualité des aventures vécues par le personnage de Simplicissimus dans les troubles anarchiques de la guerre de Trente Ans. Publié en 1669, L’aventureux Simplicissimus Teutsch de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen décrit la soldatesque de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) et comment, au nom de Dieu et d’une vérité confessionnelle ou autre, les opportunistes forcés autant que les « justes » autoproclamés ne reculent devant aucune horreur, aucune perversité.

Herfried Münkler, professeur de sciences politiques à l’Université Humboldt de Berlin, effectue un rapprochement entre les guerres des vingt-cinq dernières années et la guerre de Trente Ans, tout en soulignant que le terrorisme, en tant que stratégie globale, lui semble être le point culminant provisoire d’une évolution où la confrontation de deux ou plusieurs appareils militaires professionnels est remplacée par une suite de massacres contre des civils réalisés par des guerriers déguisés en civils.[1] L’événement terroriste ne connaît plus de frontière.

Il me semblerait étrangement abstrait, ces jours-ci, de discuter de frontière, comme le veut le titre de notre rencontre, et de ne pas parler, ne serait-ce que brièvement, de « l’événement historique », à savoir le flux des migrants vers l’Europe, qui confronte « la ‘communauté’ des nations européennes » à ses frontières étatiques, politiques, matérielles, culturelles, sociétales, morales et d’autres encore. Dans un article publié sur son blog le 15 septembre 2015, Étienne Balibar identifie l’événement des flux migratoires vers l’Europe à « un élargissement de l’Union et de la construction européenne elle-même », un élargissement qui n’est pas négocié et voulu, mais « imposé par les événements dans le cadre d’un ‘état d’exception’ ». Il s’agirait, selon le philosophe, d’un élargissement non pas territorial (« même s’il comporte des implications territoriales ») mais démographique, impliquant « un élargissement de la ‘définition’ de l’Europe, depuis l’idée qu’elle se fait d’elle-même jusqu’aux intérêts qu’elle défend et aux objectifs qu’elle s’assigne ». Cet événement ne fait pas l’unanimité, bien entendu. Au contraire, comme le souligne Balibar, plus que d’autres événements, il met au jour à la fois les contradictions entre les nations européennes et celles qui opèrent en chacune d’elles.

Alors que le terme de frontière nationale avait pratiquement disparu de la conscience de l’Européen moyen vivant dans l’ouest, le nord ou le centre du continent, elle occupe à nouveau, depuis quelques années, les discours sociaux et médiatiques, au point d’effacer, dans la perception générale, les autres thématiques chaudes comme, par exemple, le changement climatique qui, de son côté, ne respectera pas non plus les frontières, ou la crise de l’euro. Construire ou ne pas construire des barrières frontalières, fermer ou ne pas fermer des tunnels, telles sont les questions qui, ces temps-ci, font un tapage tel qu’on n’entend plus nécessairement raison. Il me semble, en effet, qu’en plus de répondre au besoin immédiat de gérer des situations qui dépassent les capacités matérielles, affectives et politiques des pays d’accueil, la frontière en forme de clôture barbelée anti-migrants regagne une valeur symbolique de première importance. Elle sert de fiction chargée de redonner une certaine consistance à une situation sociale, économique et politique dont l’ampleur, la complexité et l’imprévisibilité nous dépassent : remettons donc les choses à leur place, les unes intra muros, les autres extra muros pour que l’ordre (quel ordre !) soit rétabli. Fictions de frontières, fictions de l’un et de l’autre, d’un apartheid culturel : il s’agit là d’un scénario phantasmatique, qui nous permet de masquer, ne serait-ce que le temps d’un automne ou d’un cauchemar, l’inconsistance fondamentale de nos sociétés, c’est-à-dire les antagonismes agissant au sein de chacune, leurs frontières intérieures qui sont définies par des réalités aussi anciennes que banales, à savoir les différences ethniques, de classe et de sexe (et de genre). À l’ère des identités qui est la nôtre, ces différences, au lieu de faire valoir, dans les discours majoritaires, leur « intersectionnalité » se sont radicalisées en cultures : cultures ethniques se réclamant de façon de plus en plus prononcée d’une tradition religieuse, cultures nationales et régionales, cultures ouvrières, cultures féminines, masculines, gay, queer et ainsi de suite. Les revendications d’identité culturelle ont ceci de commun qu’elles superposent et occultent les luttes sociales à fondement économique, comme le démontre si pertinemment Nancy Fraser dans un article intitulé « Égalité, identités et justice sociale ».[2]

Je rajouterai, de mon côté, qu’une reconnaissance si politisée des identités de groupe, au lieu d’encourager l’émancipation sociale et économique ainsi que l’interaction culturelle, a pour effet une fâcheuse tendance à les radicaliser. Quand est-ce que nous allons arrêter la « naturalisation » des identités et commencer à reconnaître non pas les identités culturelles, mais le statut d’autrui en tant que partenaire à part entière dans l’interaction sociale ?

Sur les réseaux routier et ferroviaire qui relient les pays européens, la frontière a une nouvelle visibilité : l’image d’un camion de la mort sur fond de paysage autrichien ; l’humain exténué sur le quai d’une gare où d’autres attendent les trains les ramenant chez eux ; l’Africain souriant qui se cache sous la table du wagon restaurant pour traverser la frontière entre l’Italie et l’Autriche, son bras légèrement tremblant contre le tibia de la voyageuse légale. Des visages singuliers affectés par la détresse nous regardent. Ils nous dépaysent dans nos « lieux de passage », autoroutes et gares. Des mains vides frappent aux fenêtres de l’Eurostar immobilisé. Ainsi regardés et tout près de « l’événement historique », selon Balibar, ou critique, certains d’entre nous se mobilisent devant ce qui est en train de se passer ; pour d’autres, cela ne passe pas, cela passera, cela ne passera pas. Comment savoir !

En effet, comment savoir, se demandait Paul Ricœur : « le présent est par nature confus, puisque les conflits qui le traversent sont par définition non résolus ».[3] Le vertige que l’individu peut éprouver face à l’incurable confusion du présent se complexifie de façon assez hallucinante depuis l’arrivée des nouveaux moyens de communication dans notre quotidien. Le malaise que l’on éprouve d’être pris dans le piège d’une crise permanente et définitive tient peut-être au fait que la crise, qui signifie au départ une situation d’exception, soit devenue, selon Myriam Revault d’Allonnes, un état « normal » pour tout un chacun, « une régularité conflictuelle marquée de surcroît par la multiplication des incertitudes »[4] et catastrophes individuelles et collectives, proches et lointaines, supposées, anticipées ou confirmées, qui nous sont communiquées en continu.

Dans l’indécision conflictuelle de notre présent immédiat où – pour revenir à la crise migratoire – tout semble se jouer entre deux extrêmes, à savoir entre le phantasme de la menace imminente de l’autre et le pathos d’une ouverture inconditionnelle à l’autre, deux conceptions de l’événement critique auquel nous sommes confrontés, semblent l’emporter sur les autres : l’une conjure l’apocalypse de la culture européenne en s’appuyant vaguement sur le topos historique du déclin à la suite d’une invasion de barbares ; l’autre consacre l’idéologie de l’algorithme et prend la mesure de l’avenir à partir de données relevés au présent par des statistiques et des calculs, nous assurant que l’afflux de réfugiés bien formés assurera notre prospérité économique. Pour cette dernière, l’avenir est tout sauf incertitude, et il ne tiendrait qu’à nous d’agir en fonction de ce qui est certain et d’assurer, par notre conduite, que ce qui est certain ait lieu.

Ces deux conceptions laissent entrevoir, chacune dans sa logique propre, une fin de la crise. De la première, nous connaissons l’histoire et ses effets fatals dans le passé et, vu son succès récent partout en Europe, il n’y a pas à espérer qu’un jour, on passera outre le récit de « la gent maudite, qui est plus noire que l’encre et qui n’a rien de blanc que les dents », récit aussi simpliste que La Chanson de Roland est anachronique.[5] De la deuxième, nous avons tout à craindre : d’abord – et l’allusion au profit économique à tirer du flux migratoire vers l’Europe est censée l’illustrer –, elle traduit l’humain en donnée définie dans un calcul de l’avenir dont la netteté et la certitude apparentes ont tout pour nous séduire, individuellement, secrètement, en nous faisant croire que, dans cet avenir, nous aurons une place certaine si seulement nous obéissons aux consignes calculées de l’avenir (comme si l’avenir était une entité propre, existant avant même le présent où nous nous construirions justement en fonction de cet avenir défini). Plus nous obéissons à ces consignes, plus celles-ci se transformeront en réalité vécue, voire en vérité éprouvée, et plus nous verrons l’espace créateur et libérateur de l’incertitude se rétrécir et le récit du calcul l’emporter sur celui de la crise. Il n’est pas question ici, vous l’avez bien compris, de la crise en tant que quelque chose « qu’il convient de dépasser » mais de la crise comme « ce dont il faut partir et repartir pour penser notre présent »[6], c’est-à-dire de la crise comme ethos critique qui nous permet de nous projeter dans un avenir qui ressemblerait à une ouverture plutôt qu’à une fermeture.

Si l’on nomme crises les moments où s’effacent les idées toutes faites et les réponses les plus communes sur lesquelles nous nous appuyons généralement, toute littérature « poétique » au sens propre du terme poiein (faire, créer) est crise et représente pour moi la capacité épistémologique de décrire la réalité autrement, de la diversifier, de passer au-delà de la frontière, au-delà des fictions dominantes et des conventions de réalité d’un individu, d’un groupe, d’une nation, d’une idéologie.

Lorsque, dans une société donnée, la littérature se soumet ou est soumise « à l’injonction de renforcer la convention de réalité en faisant croire à cette même société que cette convention est la seule en mesure de rendre le monde habitable, elle se met », comme l’a si bien dit Suzanne Jacob, « dans l’incapacité de donner à lire les espaces de naissance, d’aménager les lieux d’un futur, d’une connaissance et d’une reconnaissance de ce qui pourrait être autre et autrement ».[7]

Je ne suis pas écrivaine. Je suis lectrice, traductrice et enseignante de littérature et de ce que l’on appelle « l’histoire de la culture européenne ». En tant qu’enseignante, depuis un quart de siècle, je suis prête à renouveler, tous les ans, l’effort qui consiste à transmettre à mes étudiant-e-s l’idée que la plus haute fonction de la littérature dans une société n’est pas de permettre aux lectrices et lecteurs de s’y reconnaître ou d’y voir confirmées leurs conventions de réalité. Au contraire, sa fonction est « de proposer des versions, des fictions diversifiées du monde, d’autres organisations, d’autres matrices de perception, d’autres synthèses, d’autres images globales, d’autres intuitions, plus au moins conformes aux conventions de réalités courantes ».[8] Je me plais à leur proposer l’idée que l’écrivain n’est pas de la famille (p.ex. nationale), qu’il ne peut pas l’être parce que la littérature, telle que je l’entends, est distance et discernement, parce que la création littéraire est en quelque sorte une activité d’étranger.

L’étranger est celui qui demande le pourquoi des choses. Il nous remet en question. Tout ce que nous prenons pour acquis, ne lui est en aucune façon « naturel ». Tout comme l’étranger, l’écrivain se pose aux confins de notre identité et, par sa position liminaire, nous invite à envisager l’extérieur comme possibilité et élargissement régénératif. J’imagine que l’écriture tout comme la migration relève d’un choix, celui de refuser ou de ne plus pouvoir se laisser porter par les idées reçues, c’est être conscient de la précarité de ce qui est, c’est assumer l’angoisse de la mort et partir vers l’inconnu.

Toute écrivaine et tout écrivain comme tout être humain est entré dans le monde par la voie de l’apprentissage d’une ou de plusieurs langues. Nous avons tous et toutes grandis dans un ou plusieurs lieux dont nous avons intégré les modes de fonctionnement, les conventions de réalité, les traditions, les histoires et les métaphores à partir desquels nous avons développé des modes singuliers de sensation et de compréhension, d’interprétation et d’expression. Ces langues et ces lieux nous ont formés.

Cependant, comme nous le rappelle Gao Xingjian, écrivain de formation chinoise vivant en France, dans son discours prononcé au moment de la remise du prix Nobel en 2000 : « la littérature ne peut être que la voix d’un individu, et qu’il en a toujours été ainsi. Quand la littérature devient ode à un pays, étendard d’une nation, voix d’un parti, porte-parole d’une classe ou d’un groupe (…), elle ne pourra éviter de perdre sa vraie nature, elle ne sera plus littérature, mais un objet utilitaire au service du pouvoir et des intérêts. (…) Les limites de la littérature lui sont toujours extérieures. Politiques, sociales, éthiques, d’usage, elles tentent toutes de la contenir dans des cadres afin d’en faire une sorte de décoration. »[9]

Je désire, pour ma part, que la littérature soit et puisse rester, et cela malgré ou contre la voracité des marchés et discours nationaux, un hors-lieu qui ignore les consignes et les tabous, et que l’écrivain continue à « travailler et à faire travailler la langue pour que son œuvre nous fasse prendre conscience de ce dont nous sommes capables, de ce dont nous sommes privés, que nous n’imaginons pas ».[10] Je voudrais que la littérature continue à nous secouer ou à nous mettre hors de nous, un peu à l’instar de ce qu’imagine Bohumil Hrabal, auteur de « formation tchèque », né à Brno en 1914 et décédé à Prague en 1997, dans Cours de danse pour adultes et élèves avancés : « […] un bon livre n’est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu’il saute de son lit et qu’il coure en caleçon taper sur la gueule de l’auteur […] ».[11] Tellement il dérange…

 

[1] Cf. Herfried Münkler, Die neuen Kriege, Reinbek bei Hamburg: Rowohlt, 2002.

[2] Nancy Fraser, « Égalité, identités et justice sociale », Le Monde diplomatique (juin 2012), 3.

[3] Paul Ricoeur, « La crise : un phénomène spécifiquement moderne ? », (version française publiée dans : Revue de théologie et de philosophie 120, 1988, 1-19), http://fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/crise-4.pdf (2 décembre 2015). Cette conférence date de 1986, année de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl.

[4] Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris: Seuil, 2012, 13.

[5] https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Bedier_-_La_Chanson_de_Roland.djvu/173 (2 décembre 2015).

[6] Revault d’Allonnes, op.cit., 13.

[7] Suzanne Jacob, La Bulle d’encre, Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1997, 42.

[8] Jacob, op.cit., 36.

[9] Gao Xingjian, La raison d’être de la littérature suivie de Au plus près du réel. Dialogues avec Denis Bourgeois. La Tour d’Aigues: éditions de l’Aube, 2001, 8 et 14.

[10] Jacob, op.cit., 48.

[11] Bohumil Hrabal, Cours de danse pour adultes et élèves avancés, Paris: Gallimard, 2011, 43.

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