Introduction · Kamel Ben Ouanes

Frontière entre le Centre et la Périphérie

La frontière, une richesse

Notre rapport à la frontière est déterminé par notre position, selon qu’on est citoyen du Centre ou habitant de la Périphérie. Ces deux points localisés sur une carte géographique ne sont guère stables mais sont en devenir, au gré des convulsions de l’Histoire. L’homme du Centre, soucieux de consolider sa position, son autorité, voire ses privilèges, ne cesse de pousser les limites de son espace. Il agit d’une façon diamétralement opposée à celle de l’homme de la Périphérie. Ce dernier voit son champ d’action se rétrécir. Des murailles encerclent son espace. Des frontières freinent son instinctif élan de voyage et de transhumance. Tout en étant attiré par le Centre, il ne cesse d’en être chassé et refoulé jusqu’aux confins de la déperdition.

Faut-il alors détruire les frontières, les stigmatiser au nom d’un noble œcuménisme et d’une fraternelle uniformisation du monde, ou au contraire les consolider davantage afin de mieux protéger le sens de l’appartenance à une culture, et aussi pour que « la population se transforme en peuple » ?

Il est d’autant plus difficile de trancher dans cet imbroglio dialectique que notre époque nous met en face d’un triste paradoxe : à l’ère de la globalisation, on croit dur comme fer que le progrès des sociétés se trouve dans l’effacement des frontières. Un principe que serait, dit-on, propice au dispositif socio-économique du libre-échange.

Pourtant, jamais le monde n’a créé autant de frontières qu’au cours des trois dernières décennies. 27 000 kms de nouvelles frontières ont été dessinées depuis 1991.

En vérité, la frontière n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle dépend plutôt de l’usage qu’on en fait. Dans son essai Éloge des Frontières Régis Debray[1] défend le fait frontalier comme intrinsèque à l’histoire de l’humanité, comme l’un des fondements de la démocratie, comme seul susceptible de préserver nos valeurs. Il cite l’écrivain Uri Avnery qui affirme que « le cœur de la paix est une frontière, car quand deux peuples voisins font la paix, ils fixent avant toute chose la frontière entre eux ».

La frontière protège. Elle enferme aussi. Un mur est une clôture, autant qu’il est un balisage distinctif de la propriété. Peut-être que le meilleur moyen de transcender cette dualité serait de refuser l’ancrage dans un espace contre un autre et d’opter pour une troisième voie, celle qui consiste à habiter le lieu même de la frontière, d’accepter de se mouvoir sur cette ligne médiane, et trouver refuge dans les plis et les replis de l’entre-deux où se croisent les cultures, les identités et les langues. C’est là précisément que la littérature creuse des sillons, dans la substantifique moelle de l’esprit créateur, parce que là l’écriture tâtonne d’abord dans le chaos de l’incertitude, dans la matière hybride, dans l’inachevé, avant de transformer ce lieu de la séparation en un espace de rencontre et d’hospitalité.

Lieu créatif de tous les brassages, la frontière apparaît alors comme cette délicate antichambre où poussent les bourgeons des œuvres futures et où germent les projets de civilisations.

Si la problématique de la frontière nous interpelle aujourd’hui avec autant d’acuité que d’urgence, c’est surtout parce que le credo de la globalisation et de l’absolutisme des valeurs universelles laisse entrevoir une scandaleuse contradiction : alors qu’on encourage, qu’on facilite la libre mobilité des marchandises et des capitaux, on s’applique en revanche à freiner, à canaliser la circulation des hommes. On impose ainsi une différence de traitement entre les êtres et les choses. La preuve que la belle rhétorique du « sans frontiérisme de la mondialisation » cache une grave crise des valeurs dont souffre notre époque.

La frontière, symptôme de la crise

 Quand la crise s’installe, la frontière s’érige en guise de réponse, voire de vive riposte à sa persistance. Dépassons la crise et la frontière s’évanouit, s’évapore, non sans laisser d’amères traces dans la mémoire.

La frontière apparaît ainsi comme le signe d’un dérèglement dans l’ordre du monde, un triste et dramatique décalage entre la foi dans les idéaux et l’incapacité d’y rester fidèle.

Toute frontière porte ainsi le stigmate d’un échec, celui des hommes dans la gestion de leur espace public, ou le signe d’un désenchantement, celui des hommes aussi face aux volte-face de leur Histoire.

La crise s’installe et un flot d’accusations retombe sur l’Autre, sur l’étranger, le métèque, l’intrus, accusé de tous les torts qui troublent l’ordre de « chez nous ».Qu’importe la vraie raison de la crise ! L’Autre, parce qu’il incarne le mal, le scandale, l’opprobre, est le mieux désigné pour participer à résoudre la crise, par sa mise à mort même. Par conséquent, il fallait rapidement, comme dans les sociétés primitives, choisir la victime sacrificielle afin de l’offrir en guise d’offrande sur l’autel des divinités en colère. Ainsi retrouve-t-on dans l’actualité de nos sociétés une déclinaison moderne de l’archétype du rite sacrificiel.

Au cœur de cette problématique, l’Autre apparaît comme la mesure de la frontière, de toutes les frontières, géographique, linguistique, culturelle, religieuse, etc. Alors, sous l’effet de la crise, on s’applique à s’immuniser contre lui. On érige une frontière, on la consolide, on la rend infranchissable par une armada de pierres, de sentinelles et de lois.

Et voilà que la frontière se mue en clôture, en mur de protection, tout en confinant l’Autre dans les limbes de la défiance et de l’exclusion. Mieux encore, la frontière partage le monde entre les « hordes » menaçantes qui risquent de surgir d’un ailleurs, et les partisans de l’attitude frileuse réduits ici à l’enfermement.

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La frontière se déploie au gré d’une suite de déclinaisons : front, affront, confrontation, affrontement… que sais-je encore ! Dans tous les cas, la frontière structure l’altérité et détermine, par conséquent, la manière dont est construit le récit de nos rapports avec l’Autre. Cela est d’autant plus vrai que l’écriture est autant la marque d’un désir de communication avec l’Autre, que l’expression de la difficulté, voire l’impossibilité de dialoguer avec lui. Dans ce sens, l’écriture se situe souvent sur cette ligne frontalière entre un élan vers l’autre et une réticence à son égard.

La rencontre de Tunis entre euromaghrébins a fait ressortir autant de promesses que d’inquiétudes. Les interventions, qui étaient de brillantes variations autour d’un thème, ont exprimé, quasiment en permanence, une attitude double, ambivalente. D’un côté, on affiche un vif optimisme, car rien ne freine la détermination de franchir la frontière, ou encore mieux de sauter par-dessus bord. De l’autre, on pousse un cri de désarroi face à un mur qui bouche l’horizon et impose des limites. Aussi est-ce pour cette raison que tout écrivain est un homme de la frontière. Il vit au cœur même de cette contigüité. Dans ce cas, il est à la fois la limite et le commencement. C’est pourquoi « La plus belle frontière est celle du présent lorsqu’il se révèle à travers une parole retrouvée », note l’écrivain libyen Kamal Ben Hameda dans son intervention.

Professeur Kamel Ben Ouanes · Modérateur de la Rencontre · Meeting Moderator

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