Kamal Ben Hameda · Libye

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Je dédie ce texte au gardien du jardin persan (la maison du Baron d’Erlanger à Sidi Bou Saïd) pour qui le petit carré, où il prend soin de quelques plantes, est devenu son pays, son imaginaire, son gagne-pain et son silence. Ce jardinier m’a offert le thé et l’amitié, j’ai partagé avec lui un moment d’humanité au-delà de tous les mots.

1 – Fragments de frontière.

 Une divinité moderne

Je viens de recevoir un courrier électronique : je regarde l’e-mail et ma première pensée était « ni Allah ni l’argent ne reconnaissent les frontières, et pourtant toutes les frontières sont érigées en leur nom ».

Je me lève et continue à soliloquer : «  la littérature, elle non plus n’admet aucune limite, traverse l’espace et le temps et offre son regard à celui ou celle qui veut bien la partager ! ».

Je prépare un café et je m’assois de nouveau devant l’ordi : « voilà entre mes mains un outil qui me fait traverser les frontières assis dans une chambre à deux pas de la mer du Nord ; nul besoin de visa, de prendre le train ou un billet d’avion ».

Internet, cette boîte magique, lorsque je l’ouvre, je n’y trouve pas de génie pour exécuter mes désirs mais plutôt le monde- virtuel certes – qui s’offre à moi.

Je m’envole sans ailes. Je suis omniprésent et omniscient comme une divinité invisible !

 

Pays de la mer

Le mot frontière commence à résonner dans ma tête, je n’arrive pas à l’expulser de mon pays intérieur, il s’installe sans vergogne, sans autorisation, ni permis de séjour.

Pour le déloger je quitte ma chambre et m’en vais me promener au long de l’eau. Je traverse le village et me dirige vers l’ancien port en ruines, qui a été détruit après que la mer de Nord eut dévasté cette région de la Zélande en 1953 ; résultat : des milliers de morts et des villages anéantis.

Le mot frontière bourdonne de nouveau ; ces pays dits bas se sont construits depuis toujours sur une lutte acharnée contre la mer ; l’élément terre contre l’élément eau ; allonger les frontières terrestres au détriment de celles de la mer.

La réponse des Néerlandais : constructions des digues, assèchement de l’eau, construction des ponts et des portes devant cet ogre liquide.

La guerre n’est pas finie, elle continue de nos jours avec la montée du niveau de l’eau, à cause du réchauffement climatique, apparemment.

Peut-être un nouveau déluge est-il en train de s’annoncer. Si l’humain s’amuse à faire et à défaire des frontières, la nature, elle, n’en a cure et fait ce qu’elle veut.

Sur la plage je ramasse coquillages vides et des dents de requins ; vestiges d’autres temps puis, je rebrousse chemin.

 

« Verzuiling » ou la frontière intercommunautaire

Je redescends vers le village, je l’observe : voilà un pays dont l’identité repose en principe sur la notion de Verzuiling, traduit par pilarisation ; un système de séparation stricte et verticale de la société civile en groupes où chaque communauté possède ses propres écoles, associations, partis politiques, journaux etc., maisons de retraite, journaux, etc.

Mais depuis quelque temps ce système bat de l’aile ; autrefois on acceptait l’autre, puis on le tolérait plus que l’on admettait, pour finir de nos jours par remettre en cause sa différence et problématiser sa présence.

Le PVV, le Parti pour la liberté (Partij voor de Vrijheid) un parti de l’extrême droite, vit la présence de la communauté maghrébine et musulmane non pas comme un enrichissement mais comme une menace.

Je finis par me dire : « la démocratie, supposée être le lieu de l’inclusion de toutes les altérités, devient celui de l’intolérance et de l’exclusion ».

Pour me changer les idées je vais chez mon ami Berty ; j’avais envie de penser à autre chose, ou mieux, de ne pas penser de tout… mais là !

 

Vin ou bière, couscous ou riz !

Je vais chez Berty, un vieux marin du Brabant qui a élu domicile dans ce coin perdu, pour me distraire.

Dès que j’arrive :

– Tiens le bédouin tu dois avoir soif, une bonne bière pour toi !

– Non, non ! Je préfère boire du vin, j’en ai marre de ta bière, ça me rend le ventre gonflé, j’ai des ballonnements, c’est désagréable !

– Tu es un bédouin arriéré, tu ne sais boire que du lait de chameau !

– C’est toi le barbare du Nord. Tu sais, Berty, on buvait jadis de la bière car l’eau était imbuvable. Le vin n’est pas pour des vikings ventrus et à moitié décervelés comme toi ; c’est une boisson noble.

Berty s’esclaffe, se sert un verre de genièvre, une autre bière et se roule une cigarette.

La discussion continue sur la différence entre les deux boissons, leur origine et leur vertu.

À un certain moment, après avoir bu quelques verres, je me dis – pendant que Berty, loquace, continue imperturbablement à énumérer les bienfaits physiques de la bière – que ces deux breuvages séparaient en fait le Sud latin du Nord anglo-Saxon, comme le couscous et le riz marquaient la frontière entre les pays du Maghreb – berbéro-amazigh-, de ceux du Machrek – Orient arabe -.

L’alcool et la nourriture comme marqueurs de frontières.

La frontière persiste et signe. Je laisse Berty noyé dans son délire et m’en vais.

 

Le pays de l’entre-deux

Le soir, entre chien et loup, allègre, je rentre chez moi. Je m’allonge sur le canapé et contemple le noir. J’étais dans un état intermédiaire, entre sommeil et éveil. Une idée me traverse l’esprit tel un éclair : « entre deux frontières il y a toujours le no man’s land… ».

Je me lève, prends un crayon :

Le jour s’émiette
Les yeux s’égrènent
S’amarrent au vide
Amas de glue traînant
Dans des ruelles sans lendemains
Les bruits se mêlent
Les corps se délient
Trous béants dans le vacant
On ne sait pas
On tourne en rond
On cherche quelque chose
Sur la place une enfance erre
Change de visage
S’époumone
S’effrite
Le temps se nourrit de désirs
Berce des chimères
Brûle les regards

*
On ne voit pas
On croit savoir
Un instant
Puis
Les rideaux tombent

*
Que la  transe d’une lumière
Qui se dérobe
Et scelle les blessures

*
On entend des voix
Qui dit quoi
Nageoires lisses
Bulles qui glissent
Au tréfonds
De l’océan

*
Arrive-t-on jamais au silence disert des pierres ?

*
Parfois
On  croit cueillir
Un court instant
Le bruissement d’un après-midi fauve
Qui se dévêt
Scintille
Tressaille
Ravit quelque rayon
Puis coule
Dans le giron
Du vague

*
On voit la lumière
Mais on sait
On  n’y goûtera  jamais
Elle n’est plus là
On croit la saisir
On n’est plus là non plus
A-t-on jamais été ?

*
On cherche vainement dans le chaos des instants
L’ombre  lumineuse du silence
Le tû taquin des mots
Mais le silence n’a pas de bouche
Et la parole
ne dit que le pays de l’entre-deux

*
Que dire
Lorsque rien
N’a jamais pu
Ensorceler  le silence ?

*
Ouvrir ses mains
À l’émoi du vide
Entendre fleurir
Dans son sang
Les éclats des jours

 

2 – Improvisation

Le lendemain, avec une légère gueule de bois, je m’assois, prends un crayon et tout de go :

Mais pourquoi l’homme a-t-il besoin d’ériger des frontières ? Initialement pour se perpétuer, se préserver, survivre, à l’instar de l’animal qui a besoin de tracer son territoire pour subsister. L’autre devient ainsi un rival voire un ennemi. De ce point de vue la frontière est inhérente à la condition humaine.

*

La frontière enferme le sens, l’isole, le codifie, lui donne une direction. La frontière se fait ainsi front, affront, souvent affrontement.

Ainsi les religions monothéistes, lorsque elles sont soumises à une lecture exotérique, littérale et grégaire, brident le sens, le rendent unilatéral, le transforment en une parole sacrale. Or la personne la plus dangereuse est celle qui croit détenir la vérité.

*

La littérature, elle, propulse le sens vers l’infini, le met au cœur de l’énigme : la vie. Elle abolit ainsi la prétention à une vision unique, lui opposant le point de vue, le questionnement, le regard multiple.

*

La première frontière est celle du corps, temple pour les croyants, prison pour ceux qui ne croient pas, mais qui ont la foi : cet état indicible, qui ne se traduit que par le silence et les actes d’amour. Le soufi Halladj dit :

Tuez-moi donc mes féaux camarades car dans ma mort est ma vie

Et ma vie dans ma mort et ma mort dans ma Vie

Djalal ad-Dîn Rûmî commence son œuvre Mathnawi en parlant du « naï », cette flûte constituée d’un simple roseau coupé, cet instrument de musique qui chante sa nostalgie des origines.

*

C’est ce que ne cessent de proclamer les mystiques de tous les temps : c’est l’égo qui empêche de transcender le corps, de rejoindre la vie. C’est lui qui nous détourne de notre source et nous rend aveugle. C’est ce que répètent les poètes : Il faut abolir l’égo pour accéder à notre vraie parole, c’est essentiel pour que la pensée apparaisse, fleurisse, autrement ce n’est qu’une démonstration de notre petit monde étriqué. La frontière peut ainsi être vécue comme une étape salutaire, au sens mystique et poétique du terme : passer de l’état de l’aveuglement vers celui de l’éveil, du dévoilement.

*

Celui qui jette ses yeux à l’extérieur perd son regard

Celui qui tourne ses yeux vers l’intérieur devient regard

*

Celui qui n’est pas maître de sa parole n’est pas dans la vie, il est dans ce monde, certes, mais comme un perroquet.

*

La plus belle frontière est celle du présent lorsqu’il se révèle à travers une parole retrouvée.

 

3 – De la frontière comme arbitraire

ou

Le cas libyen

 Étrange printemps que cette saison contre nature où prolifèrent de métalliques fleurs dévoreuses aux éclats dévastateurs, où plane l’odeur de charogne sur ces paysages de décombres et de désolation que l’on nomme Libye, en enfermant les sables brûlants du désert et les côtes que baignent les flots de la Méditerranée dans le carcan de l’histoire et des frontières.

Ces espaces à l’ouest du Nil où erraient jadis les hordes des tribus Libous, d’où le nom que les Grecs attribuèrent à ces contrées arides et désolées, portèrent au gré des envahisseurs bien des appellations, furent l’objet d’autres déchirements et vécurent d’autres abîmes.

Que d’amours coupables, de haines inavouées, d’entichements extatiques ont miné les splendeurs défuntes de Cyrène, de Sabratha, de Leptis Magna ! Ces vestiges, comme nostalgiques du temps de leur gloire où rôdent toujours les silhouettes de combattants épuisés, où de nouvelles cohortes ne cessent de lever les étendards de l’absurde.

La guerre, cette déesse des lieux, qui a fait se succéder marins phéniciens, marchands grecs, empereurs romains, guerriers vandales et autres Byzantins a conçu dans son sein ces strates successives d’humains qui n’en finissent pas, toujours et encore, de former cette « libyenneté » en devenir.

Cependant, ce sont surtout les tribus des Beni Hilal et des Beni Soleïm qui ont laissé leur trace indélébile dans la formation de cet “homo libicus” en gestation ; ces habitants des terres brûlées de l’Arabie venus, durant la deuxième moitié du onzième siècle, occuper des espaces moins hostiles et, au nom de leur absolu et du Livre, façonner à leur manière la mémoire et la langue des autochtones amazighs, dont l’élocution assimilée par les grecs à d’étranges borborygmes a légitimé depuis l’appellation de berbères, comme si ces populations locales avaient besoin d’un Livre issu des replis de l’Arabie pour régler leur vie porteuse, elle, d’autres réminiscences.

Dans les temps du règne des théologies, vinrent ces habitants de l’Anatolie étendre l’empire ottoman au nom d’un islam toujours triomphant, dont ils ne purent que respecter la langue véhiculaire puisque imposée par la volonté d’Allah, cette transcendance qui justifiait leur être-là et leur octroya le droit divin de tout engloutir jusqu’à ce qu’ils refluent devant d’autres visées expansionnistes.

Le moment décisif dans la constitution physique de ce que l’on nommera la Libye fut la colonisation italienne et c’est aux chemises noires de Mussolini que l’on doit l’unification de la Cyrénaïque, de la Tripolitaine et du Fezzan.

Comme si ces nationalismes européens en plein essor devaient s’étaler au-delà de leurs frontières pour se convaincre de la prééminence de leur culture, éterniser leur vision, s’assurer de leur gloire et accaparer l’espace non seulement pour garantir leur survie matérielle mais aussi propager leur nouvelle vérité et assurer la pérennité de leur civilisation.

De ce « corps malade » de l’empire ottoman, découpé et réparti au gré des puissances européennes, est née la Libye ; projection nationaliste de l’Occident alors maître de l’univers.

Les lointains descendants des Romains, nostalgiques de leur grandeur passée, ont hérité de ce paquet de sable pour y faire renaître de ses cendres l’empire de leurs ancêtres et, face aux velléités de résistance des peuplades autochtones, en se montrant dignes fils de ces bâtisseurs, ils ont édifié dans la zone désertique du golfe de Syrte, 300 kilomètres à l’est de Benghazi, là où les possibilités de survie étaient quasi nulles, des camps de concentration : Soulouk, El Maghroun, El Abiyar, El Aghilla, oubliés sans doute parce que ce sont les premiers d’une longue liste. Par ailleurs, ils ont décapité la tête de la résistance, le scheik Omar Al Mokhtar de la confrérie des Senousis, prônant en quelque sorte un retour à la simplicité mythique des origines et la pure observance des préceptes de l’islam.

De cette généalogie guerrière est issue la Libye ; dans cette époque où culminait le sentiment nationaliste, on fonda une nation là où se côtoyaient, sans jamais se mélanger, Touaregs, amazighs, arabes et arabisés, descendants des captifs noirs emmenés de Kano, du nord de Nigeria, par les esclavagistes et qui échouèrent certains à Sebha, la capitale du sud désertique du pays, et d’autres dans le nord à Syrte et à Taourgha, à côté de Misurata.

De cet arbitraire des frontières, de cette nouvelle réalité administrative cautionnée par l’Occident est née une autre réalité psychique et mentale ; substance d’une « identité nationale » embryonnaire que les enfants, quelle que soit leur origine ethnique et culturelle, ont dû ingérer, inscrire dans les moindres replis de leur être et dont ils devaient se montrer les fiers ressortissants.

Tous ces individus issus de diverses mémoires, dans ces territoires délimités et conjugués par les insondables équations de l’histoire, seraient-ils capables de créer une parole collective où transparaissent les articulations de sujets libres reliés, au-delà des machinations du temps, à l’humain, témoin et part de l’énigme de la vie ou continueront-ils à se cantonner dans le rôle de reproducteurs des langages des morts, en somnolents, absents spectateurs, tantôt victimes et tantôt assassins, combustibles d’un cauchemar sans issue.

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