Ouverture · Carles Torner

Son excellence Laura Baeza,  ambassadrice de l’Union européenne,
M. Slaheddine Lahmadi, Président de l’Union des écrivains tunisiens,
M. Habib Kazdaghli, Doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de l’Université de Manouba,
M. Hassan Arfaoui, Conseiller auprès de la Présidence de la République, Chargé des Affaires culturelles,

Je veux commencer par remercier vivement madame l’ambassadrice de l’Union Européenne Laura Baeza de nous avoir conviés une fois de plus à cette célébration de la parole dans le contexte tragique de ces jours. L’UE et son ambassadrice nous invitent, comme écrivains, comme personnes engagées dans la vie publique de nos sociétés, à partager ces jours-ci sur le thème de la frontière.

Nous le faisons quatre jours après les terrifiants attentats de Paris, une semaine après l’attentat de Beyrouth, quelques semaines après l’attentat d’Égypte qui a détruit un avion en plein vol avec tous ces passagers. Déjà l’année passée, quelques semaines après la 2ème rencontre euromaghrébine, l’attentat à Charlie Hebdo nous avait endeuillés, et nous avons aussi partagé la douleur de l’attentat au musée du Bardo et de celui de Sousse.

Je représente ici PEN International une organisation d’écrivains avec plus de 30.000 membres présents dans plus de cent pays. Face à l’ignominie des attentats de Paris, nous nous sommes tous unis à nos collègues français pour dire que « ce sont une fois de plus les idéaux de la République, de la Démocratie, de la Laïcité, de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité, qui ont été visés à travers ces meurtres abominables. C’est également la liberté d’expression, puisque la salle de concert du Bataclan est un lieu de culture (…) Nous compatissons avec les familles et les proches des victimes, à qui nous présentons nos plus vives condoléances. L’amour de la littérature, de la culture et de la démocratie s’impose plus que jamais face à ces atrocités ; cet amour ne sera jamais vaincu ».

Pour l’amour de la littérature et du dialogue, l’invitation au dialogue euromaghrébin que nous fait madame l’ambassadrice est plus pertinente que jamais.

Le pire danger du terrorisme en Europe n’est pas seulement dans le mal qu’il nous inflige mais aussi dans les mauvaises réponses qu’il peut inspirer. Nous avons déjà vu, après les attentats de Charlie-Hebdo, comment plusieurs pays, avec la France et la Grande Bretagne au premier plan, approuvaient des politiques de surveillance massive sur internet qui vont directement à l’encontre du droit à la vie privée et qui commencent à avoir des effets de limitation de la liberté de parole – des écrivains et journalistes qui font attention aux sources qu’ils consultent, aux mails qu’ils écrivent, au sujets qu’ils abordent, puisqu’ils se savent surveillés.

Nous craignons aussi l’amalgame entre les mesures politiques de sécurité qui vont être prises et la crise humanitaire provoquée par l’arrivée massive de réfugiés en Europe. L’accueil de ces réfugiés sera un des thèmes centraux de nos débats sur les frontières.

Déjà en avril dernier, à l’initiative de Joseph Haslinger, président du PEN allemand ici présent, plus de mil deux-cents écrivains de toute l’Europe avaient signé un appel au Parlement européen pour une politique commune d’asile basée sur l’humanité et le respect. Cet appel, qui fut délivré au Président du Parlement européen Martin Schultz par une délégation présidée par le Président de PEN International, disait entre autres :

« Nous lançons un appel aux Etats européens et les exhortons à mettre en place un droit d’asile communautaire, compatible avec la dignité humaine, qui ne serait pas l’expression des égoïsmes nationaux mais de la solidarité et de la responsabilité. Le devoir de protection envers les personnes persécutées doit être rempli sans réserve.

  • L’Europe doit venir en aide aux personnes en détresse et leur offrir des possibilités légales de quitter leur pays. Les individus confrontés à une menace imminente doivent pouvoir faire une demande de visa humanitaire auprès des ambassades des Etats européens dans leur pays d’origine. Cela s’applique en particulier aux personnes vivant dans des zones de conflit. Les réfugiés ne doivent plus avoir à risquer leur vie pour venir en Europe ni être criminalisés lorsqu’ils font une demande d’asile en Europe.
  • Les demandeurs d’asile doivent bénéficier des mêmes normes minimales de traitement humain et du même accès à une procédure équitable de demande d’asile dans tous les Etats membres de l’Union européenne. Les réfugiés doivent avoir le droit de vivre là où ils ont des points d’attache et non pas là où ils ont touché le sol pour la première fois.
  • Pour que les réfugiés soient traités de façon identique dans tous les pays européens, les coûts doivent être équitablement répartis. (…)
  • Les installations de protection des frontières doivent être des mesures de sécurité et non mettre en danger la vie d’autrui. La mort d’innombrables réfugiés ne doit pas être légitimée par la nécessité de protéger nos frontières, nous ne devons pas l’accepter sans réaction. Sauver les vies humaines doit être la priorité absolue. »

Je voudrais que les dialogues de ces jours soient un hommage à un ami, un grand poète, l’écrivain Djibril Ly, le fondateur du PEN Mauritanie.

J’avais rencontré Djibril durant la 2ème rencontre euromaghrébine d’il y a un an. Nous avions beaucoup partagé et il m’avait invité à le visiter en Mauritanie. J’y suis allé en mai, pour découvrir un centre PEN qui avait rassemblé dans son sein toutes les littératures de la Mauritanie. Nous avons pu écouter lors des soirées de chanson et de poésie des écrivains récitant en français et hassanya, en peul et soninké, malinké et wolof…

Djibril Ly aurait pu nous éclairer ces jours-ci dans nos débats sur les frontières injustes qui limitent les échanges entre les rives de la méditerranée, car Djibril Ly a dévoué toute sa vie à la réconciliation des mémoires.

Où Djibril puisait-il son énergie pour réussir cette difficile réconciliation dans l’histoire tourmentée de la Mauritanie ? Djibril avait vécu en lui-même la réconciliation. Il avait été emprisonné à la prison mouroir d’Oualata. Il avait été condamné à des travaux forcés. Et c’est grâce à l’écriture, disait-il, qu’il n’était pas devenu fou. Il n’avait pas perdu l’espoir dans sa détention malgré les injustices et la douleur de l’expérience du prisonnier. Il a commencé à écrire et depuis, il n’a jamais pu arrêter. Il était un poète qui avait même eu la force, une fois recouvrée sa liberté, d’aller à l’encontre de son gardien, de se réconcilier avec lui et même de faire le voyage à l’endroit de sa détention pour revivre ensemble avec son gardien la mémoire de ces années de souffrance imposée.

Djibril Ly était venu au congrès International de PEN qui s’est réuni il y a juste un mois à Québec. Il est arrivé au congrès malade. Le jour même où plus de deux-cents écrivains du monde entier donnaient la bienvenue au nouveau centre PEN de Mauritanie, à ce centre qui incarne son œuvre d’écrivain et de réconciliateur, Djibril Ly mourait dans son lit d’hôpital.

C’est un grand poète, un grand intellectuel, un grand rassembleur de mémoires qui est parti.

Que sa mémoire soit présente dans nos travaux de ces jours. Qu’il nous inspire la force d’affronter avec sagesse et tendresse, comme il le faisait lui-même, les grands défis auxquels nous faisons face.

Carles Torner · Directeur exécutif PEN International · Executive Director PEN International

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