Faire des frontières un premier front de contact avec l’autre
Je suis honoré de prendre la parole durant la séance inaugurale de cette rencontre des écrivains pour la simple raison que son Excellence, Mme Baeza, a tenu pour élargir cette troisième édition des rencontres des écrivains des pays riverains de la Méditerranée aux étudiants. Elle a programmé et a tout fait pour que cette manifestation ne soit pas uniquement une occasion de rencontre entre écrivains euromaghrébins mais pour qu’elle dépasse le caractère officiel et donne l’opportunité aux jeunes étudiants et doctorants, qui poursuivent des études en littérature, de participer, d’une manière organisée, à cette rencontre. Je remercie mon collègue et ami Habib Salha, directeur du laboratoire de recherche sur la littérature maghrébine au sein de notre faculté, qui a non seulement associé les étudiants de la Manouba mais a aussi veillé à ce que les doctorants de l’intérieur du pays – de Gafsa, de Gabès et de plusieurs autres universités – assistent avec nous à cette rencontre.
Comme d’habitude notre faculté, ne monopolise jamais les activités qui lui sont proposées. C’est parce qu’elle a été un symbole de résistance pour la défense des valeurs en partage entre les rives de la Méditerranée – et elle le restera – que notre faculté a suscité l’intérêt de Son Excellence, qui a suivi avec sympathie notre combat avec les intimidations et les périls qui l’ont accompagné. Je ne pense pas vous dévoiler un secret en vous disant qu’elle nous a fait part, à plusieurs reprises, de son soutien moral à ce combat. A titre d’illustration, j’en donne un seul exemple lorsque Martin Schulz, président du Parlement européen, était en visite en Tunisie il y a quelques années, elle a tenu à faire passer le message suivant : la Tunisie n’est pas seulement un lieu d’échange de marchandises, sa relation avec l’Union Européenne ne peut se réduire au domaine de l’économie, elle le transcende et englobe les relations culturelles, la circulation des idées et a insisté sur le fait que notre pays ne s’était jamais départi de cette approche qui a fortement marqué son histoire. Au cours d’un dîner débat réunissant le haut responsable européen et les gens de la culture en Tunisie, elle a insisté pour me placer autour de la même table que le haut représentant. Son Excellence a voulu, à travers ce geste, et à travers beaucoup d’autres, manifester sa solidarité – non seulement en son nom personnel mais également au nom de l’Union Européenne – avec notre pays et exprimer l’idée que l’intérêt pour la Tunisie et le Maghreb dépassait les simples échanges économiques, malgré leur importance, pour se porter sur les échanges culturels.
Aujourd’hui, la tenue de notre rencontre dans les conditions difficiles par lesquelles, non seulement Paris, Bruxelles, Madrid ou Londres, mais le monde entier passe, est une nouvelle illustration de cette volonté d’être ensemble et de discuter de notre avenir commun. Rappelons que le jour où il y eu l’attaque abjecte en France, le 13 novembre dernier, il y a eu, en Tunisie, un autre acte terroriste symbolique de notre destin commun – comme mon collègue et ami M. Lahmadi vient de le mentionner – qui a vu les barbares égorger un très jeune berger. C’est ce même jour aussi, que le Ministère de l’Intérieur tunisien a annoncé que des attentats visant les villes de Sousse, Monastir et Mahdia, avaient été déjoués. C’est dire que le terrorisme vise aussi bien les régions déshéritées que les zones les plus nanties de Tunisie. En abordant le thème des « frontières », objet d’études de notre rencontre, nous allons exprimer – à travers nos propos et nos échanges – non seulement notre condamnation du terrorisme mais surtout dire – comme vient de rappeler M. Torner – notre refus de certaines réponses faciles et simplistes auxquelles pourraient nous inviter de tels actes terroristes, c’est à dire, le fait de s’isoler ou bien de prétendre que la meilleure chose à faire est que chacun d’entre nous se replie sur soi et vive dans un monde cloisonné. C’est aux écrivains et intellectuels qu’il incombe, non seulement de condamner et de dénoncer cette barbarie – ces réactions sont évidentes et partagées – mais surtout de réfléchir à la manière par laquelle ils pourraient apporter d’autres réponses, d’autres solutions qui vont au-delà des simples attitudes de repli. Bien au contraire, ils doivent appeler à transcender les frontières parce que « la frontière », même si elle désigne la « séparation », a toujours été une opportunité d’échanges et a constitué le premier front de contact avec l’autre dans un désir de le connaître.
La tenue de notre rencontre arrive au bon moment, je suis content qu’elle n’ait pas été reportée, je suis content que la majorité des invités aient répondu à l’appel, c’est une marque d’engagement et d’attachement aux valeurs de paix, de justice qui nous unissent mais c’est aussi un message de soutien et de solidarité avec une Tunisie qui a donné les meilleures preuves, malgré les assassinats politiques et les attaques terroristes, de son aptitude à faire aboutir la première phase de sa transition politique et qui s’attelle aujourd’hui à donner le meilleur d’elle-même pour renforcer sa transition vers la démocratie dans un environnement régional et mondial difficile et incertain. Je suis également content que les étudiants, et non seulement ceux de ma faculté, puissent assister, interagir avec les écrivains et entrer en contact direct avec eux, non seulement durant les séances de travail mais aussi durant les moments « festifs » en marge de la rencontre. Merci, encore une fois, chère Madame Laura Baeza, de votre noble geste, et pour finir, je souhaite beaucoup de succès à votre/notre rencontre.
Habib Kazdaghli · Doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de l’Université de Manouba · Dean of the Faculty of Letters, Arts and Humanities of the University of Manouba