Youssouf Amine Elalamy · Maroc

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Ecrivain sans frontières

Certains lecteurs, me dit-on, lisent un seul livre à la fois. Je vous avoue que, pour ma part, j’en suis incapable. J’ai pour habitude de papillonner d’un titre à l’autre et passe mon temps à voyager dans plusieurs livres à la fois, arpentant des kilomètres de fils d’encre, tantôt au pas de course, tantôt sur la pointe des pieds et, lorsque je croise certains passages savoureux, il m’arrive même de lire à reculons. Tel un migrant, je n’hésite jamais à abandonner une lecture pour me perdre dans une autre, mû par ce besoin, voire cette obsession que j’ai à chaque fois d’explorer ce qu’il y a au-delà des frontières, dans ce territoire qui m’est encore inconnu.

Toutefois, et bien qu’ils éprouvent tous deux ce besoin d’investir un ailleurs, l’émigré et l’écrivain restent tout de même deux types bien distincts que l’on aurait tort d’assimiler l’un à l’autre. Alors que l’émigré subit une forte pression pour atténuer, voire renier son identité et se fondre dans sa culture d’accueil, l’écrivain, et l’écrivain du Sud en particulier, est souvent sommé de prendre le chemin inverse. On exige de lui qu’il s’en tienne à sa culture d’origine et qu’il ne s’aventure jamais dans le territoire de l’Autre. On lui refuse ainsi le droit, légitime du reste, au fantasme et à l’empathie.

Je ne peux, pour ma part, accepter une telle situation, ayant moi-même appris, à travers ma pratique de l’écriture, que pour accéder à la création, il me fallait apprendre à écrire avec une gomme plutôt qu’avec un crayon. Imaginer, créer, c’est être avant tout capable de se débarrasser de ce savoir institutionnel qui pèse sur notre imaginaire pour retrouver la fraîcheur de l’ignorance et la curiosité de l’enfant que l’on a été. Je veux pouvoir effacer, oublier ce que l’on n’a cessé de me dicter pour écrire un monde en déséquilibre, le fuyant même, sans avoir à le figer ou à le redresser pour le rendre plus « habitable ». Je veux pouvoir me libérer de tous ces obstacles que sont les canons de la littérature, la logique, la cohérence, les contraintes du genre, les pratiques et techniques de l’écriture, pour investir de nouveaux territoires, sans être pointé du doigt, pris en faute ou mis en accusation. Je cherche, sans toujours y arriver, à faire sauter, l’un après l’autre, tous ces verrous que l’on m’a mis pendant toutes ces années d’apprentissage, et qui, au lieu de les stimuler, brident l’imagination et freinent la créativité.

Autre différence de taille : alors que l’émigré cherche à s’adapter à sa nouvelle vie et à s’intégrer à son nouvel environnement en s’en tenant aux normes en vigueur (il n’y parvient pas toujours, j’en conviens), l’écrivain, lui, et plus globalement l’artiste, cultive sans arrêt son étrangeté et entretient ce précieux déphasage qu’il chérit plus que tout.

Il refuse de s’installer dans un quelconque territoire qui le contraindrait à y rester, quand bien même ce territoire serait accueillant et confortable. L’artiste sait que, pour se renouveler et continuer à créer, il lui faut constamment relever de nouveaux défis, repousser les limites, explorer de nouveaux territoires avec, pour ultime objectif, de les remplacer à leur tour par d’autres horizons toujours plus lointains. Quel que soit le confort que lui offre l’endroit, il refuse de s’y installer car, pour lui, son « territoire » se situe toujours un peu plus loin, dans ce projet d’écriture en devenir et qu’il aura vite fait de quitter pour un autre, sitôt le projet réalisé.

Pour ma part, soucieux de nourrir mon imaginaire et d’entretenir ma création, je ne cesse d’émigrer d’un territoire à l’autre. Au fil de mes projets d’écriture, je suis devenu ce que l’on pourrait appeler un « nomade professionnel », toujours sur le départ à la recherche de nouveaux horizons au-delà des frontières. Pour moi, la ligne d’arrivée indique et indiquera toujours le départ vers d’autres espaces d’écriture. Etre « écrivain nomade » c’est comprendre que nous ne possédons aucun de ces livres que nous croisons sur notre chemin et pas même ceux que nous aurions écrits. A l’instar du nomade, si l’on veut continuer à avancer et à progresser, il n’y a pas lieu de garder ou de s’encombrer de ce que l’on devra inévitablement laisser derrière soi.

Il y a quelques années, j’ai moi-même écrit un roman que j’ai intitulé « Nomade » et que j’ai volontairement décidé de ne pas publier dans un format livre mais dans un format ville. De ce roman est né mon projet artistique, « Un roman dans la ville », qui consiste à sortir l’histoire de sous la couverture pour la publier dans l’espace urbain selon un itinéraire précis, avec des escales abritant, chacune d’entre elles, un ou plusieurs chapitres à la fois. Pour lire le roman et assurer la survie de l’histoire, le lecteur doit se faire nomade, accepter de progresser dans l’espace et de se déplacer toujours un peu plus loin. Après une période de réflexion et de prospection, le projet a finalement vu le jour à Rotterdam, Rabat, Copenhague, Cologne et, à l’avenir, il pourrait même émigrer vers d’autres villes, ou prendre d’autres formes, qui sait ?

Au-delà du caractère nomade de ce projet, le nomadisme traverse le roman d’un bout à l’autre, y compris dans la deuxième partie lorsque l’on quitte le désert avec ses grands espaces et que le récit bascule dans une sorte de huis clos. La main de Tachfine, le protagoniste, cette main qui écrit et parcourt la feuille est nomade. Derrière les murs d’un Riad, Tachfine poursuit son périple à travers l’écriture avec, pour seule et unique monture, un calame taillé dans un roseau. On remarquera même qu’il le trempe et lui donne à boire de temps en temps pour que l’outil le mène là où il veut aller, c’est-à-dire dans tous ces espaces d’écriture qu’il n’a pas encore foulés. Tachfine, l’enfant du désert, sait que la création est une ressource rare qu’il lui faudra aller chercher, toujours un peu plus loin. Lui-même est né dans cet immense parchemin de sable que les hommes et les bêtes traversent, laissant sur leur passage une écriture que les vents, bien avant la nuit, se chargent d’effacer. Il sait que dans le désert, tout le monde voyage : les hommes, les bêtes, le sable et, chassées par le vent, même les dunes finissent par quitter un jour.

En construisant cette histoire, il me paraissait important que les deux univers, celui du désert avec ses grands espaces et l’univers clos de la maison, restent bien distincts, afin de mieux matérialiser le chemin parcouru par Tachfine, tant au niveau de l’espace que sur un plan personnel. Dans la première partie de l’histoire, le désert que l’on foule sous une lumière accablante, un soleil capable de décimer des populations entières de nomades, est une allégorie de la feuille blanche, cette surface aride que l’on déroule pour écrire. La deuxième partie, faite avec beaucoup moins de lumière cette fois-ci, correspond quant à elle à l’écriture proprement dite, toutes ces ombres que l’on projette sur la feuille et qui finissent par faire corps avec elle.

Avant de se mettre à écrire, il est dit dans le roman que Tachfine attend d’abord ce moment où il commence à faire nuit. Pour écrire, il a besoin de cette teinte nocturne et pas d’une autre, et pas de n’importe quel fil d’encre. Dans le noir, pour ainsi dire, on écrit à vue, comme on dirait de quelqu’un qu’il navigue à vue. On a le regard tendu vers tout ce qui pourrait se trouver sur notre chemin et nous aider à progresser dans notre voyage. Ecrire dans le noir c’est aussi et surtout s’imposer une contrainte créative, et non des moindres. On ne peut pas se relire pour reprendre telle ou telle phrase, ni même pour rectifier un mot. Paradoxalement, celui qui accepte d’écrire dans ces conditions-là aura toutes les chances d’avancer et de progresser. Il donne à lire sa propre voix, sans artifice et sans filtre; il tend au lecteur ce qui vient et, surtout, comme ça vient. Cela me fait penser à ces poètes américains qui écrivaient leurs textes d’un trait, directement à la machine à écrire, dans une sorte d’écriture automatique, et qui les publiaient tels quels, en conservant toutes les coquilles.

Maintenant, pour revenir à Tachfine, je crois qu’il y a dans sa manie d’écrire dans le noir et de tremper son calame dans la nuit quelque chose qui est de l’ordre de la métaphore. Il ne veut pas seulement émigrer vers un ailleurs plus confortable et plus prospère, qu’il aurait identifié auparavant et dans lequel il chercherait à s’établir. Non, il refuse tout confort et veut pouvoir poursuivre sa quête du sens et de l’écriture sur ce chemin encore invisible qui se situe au-delà de toute frontière.

A l’instar de mon personnage, et pour continuer à créer, je refuse à mon tour de me confiner dans un espace ou de me cantonner dans un territoire quel qu’il soit, de même que je refuse d’être cet émigré que l’on force à cacher, voire à enterrer ses racines dans une terre d’accueil. Nomade, je ne suis motivé que par une seule chose : repousser les frontières, qu’elles soient, nationales, ethniques, linguistiques, religieuses, et même les frontières du genre, au besoin. Je ne crois qu’aux frontières que je m’invente, précisément pour pouvoir les abolir un jour et jouir de leur absence.

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